MATTHIEU VISENTIN
FR EN CRÉDITS

ACID
BODHISATTVA

Ma première rencontre avec les enthéogènes se fit à la lecture des célèbres Portes de la Perception de Aldous Huxley, récit d’une grande virtuosité relatant la première expérience à laquelle il s’était prêté en 1953, par l’administration de mescaline, alcaloïde actif du peyotl, un cactus indien qui procure des « visions colorées ». Les portes alors entrouvertes, je me suis aventuré dans le monde fascinant des psychédéliques, ces drogues qui « révèlent la nature de l’âme ».
C'est récemment que j’ai eu la chance de me prêter moi-même pour la première fois à une expérience bouleversante, par l’ingestion du champignon Psilocybe Semilanceata.

Cet essai aborde plusieurs grands thèmes tels que la Réalité, la Mort ou les origines de l’Univers. Ce texte pourrait donc sembler d’une outrecuidance qui soulèvera sans doute plus d’un sourcil, mais il m’a cependant semblé nécessaire, avec toute l’humilité du débutant, d’offrir au lecteur une vue d’ensemble du système de croyance sur lequel se base cette argumentation. Pour véritablement saisir l’intérêt de l’usage des psychotropes, il faut faire un pas en arrière et observer les grandes questions auxquelles seules les expériences mystiques auxquelles l’humanité se livre depuis toujours peuvent répondre. Le but de cet essai est à la fois de plaider pour un usage responsable des enthéogènes et centré sur la quête millénaire de nos origines, et d’offrir un point de départ sain au psychonaute en devenir. C’est également pour moi une formidable opportunité de donner une structure intelligible aux connaissances que j’ai acquises sur ce sujet et enfin pouvoir partager avec mes proches ce qui changera pour le meilleur mon regard sur le monde, la vie et au-delà: la transsubstantiation de l’humanité par la méditation, la contemplation et les enthéogènes.

Avant de véritablement entrer dans le sujet, il est important de faire la lumière sur certains termes mal compris de nos jours. Psychédélique est un terme inventé en 1957 par le Dr. Humphry Osmond dans l’une de ses correspondances avec Aldous Huxley, « To fathom Hell or soar Angelic, just take a pinch of psychedelic ». Il signifie « qui révèle l’âme » – du grec psyché (âme) et dēlóô (montrer, rendre visible). Nous préfèrerons cependant faire usage du terme enthéogène pour désigner les substances psychotropes induisant des états modifiés de conscience. Ce terme, inventé en 1971 par un groupe d’ethnobotanistes, qualifie plus justement ce que sont ces substances lorsqu’elles sont utilisées dans un but transcendantal, mystique ou extatique – du grec entheos (inspiré, rempli du divin) et de genesthai (qui vient dans l’être).

« To fathom Hell
or soar Angelic,
just take a pinch of psychedelic »
Du grec psyché (âme) et dēlóô (montrer, rendre visible).

Aldous Huxley (1894–1963), écrivain célèbre pour son roman d'anticipation « A Brave New World », psychonaute à l'aube de l'ère psychédélique.





LEVER LE VOILE


DU RÉEL




Si […] on nous demande de quel droit nous parlons ici d’une réalité qui transcende le monde et qui nous touche, nous ne pouvons que répondre: Quelle expérience plus réelle, l’homme peut-il faire que celle qui le délivre d’un seul coup de la peur de la mort, du désespoir devant l’absurde et de la tristesse dans la solitude et lui permet ainsi de vivre, au sein de la misère du monde, le bonheur d’une dimension supra-terrestre?

Le moi est pareil à une jungle. C’est un inextricable réseau de branchages et de lianes qui grandi et s’épaissi d’année en année. Chaque expérience, quotidienne ou exceptionnelle, chaque souvenir, trait de caractère, ambition, croyance…est un végétal de plus dans la jungle du moi. Plus cette végétation se densifie, plus elle obscurcit ce que nous sommes véritablement. Le moi, c’est ce que nous sommes en surface et pensons être en profondeur. Il participe de ce que nous définissons comme la réalité. Notre ego est stimulé par ce qui nous est extérieur, par les sens, les concepts objectifs et rationnels, et se laisse aisément distraire. Il agit à la fois comme une valve avare et comme une ancre solidement attachée dans un monde régit par la raison et la logique. Plus les stimulations externes sont fréquentes, plus les lianes du moi resserrent leur prise sur nos existences. Il semble qu’à une époque où les sources de distraction se bousculent pour repaître notre insatiable faim de divertissement, nos jungles personnelles soient quelque peu débordantes et plus que jamais hermétiques à tout autre forme de réalité. Penchons-nous un instant sur ce qu’impliquent les distractions. Dans notre société en proie aux crises martiales, financières et identitaires, le divertissement est compris comme une activité positive qui nous permet de relâcher un temps les pressions externes.

« Les contemplatifs ont comparé les distractions à la poussière, à des essaims de mouches, aux mouvements d’un singe piqué par un scorpion. Toujours, leurs métaphores évoquent l’image d’une agitation sans but. […] Pour se rendre compte à quel point elles peuvent être vides de but et incohérentes, il suffit de s’asseoir et d’essayer de se recueillir. Les préoccupations rattachées aux passions viendront probablement à la surface de la conscience, mais avec elles se soulèvera une écume oscillante de souvenirs, d’idées vagues et d’imaginations, mêlées au hasard. […] C’est pourquoi tous les spiritualistes avancés ont attaché tant d’importance à ces imbécilités et les ont mises au rang de péchés. »
Aldous Huxley Des Distractions in « Les Portes de la Perception » 1954, Éditions 10/18
Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que les distractions sont des barrières entre l’âme et la réalité ultime. Tout ce que la réalité physique a à nous offrir participe de notre enracinement dans cette seule et unique dimension tangible. Il ne s’agit pas d’agir tel le saint, par peur d’une suprême punition divine, mais bien de réaliser que plus nous embrassons ce monde, plus nous nous éloignons de notre nature profonde. Ce n’est pas un hasard si le sentiment religieux n’a pratiquement plus sa place en occident. Il est encore moins surprenant de constater le désarroi d’un grand nombre de personnes face à la question de la mort, du sens de la vie ou de la place de l’homme dans l’univers. Sans inclination spirituelle, un tel désespoir ne peut être surmonté. Ni la science, ni la politique et encore moins l’économie ne sont en mesure d’offrir de réponse à des questions aussi essentielles.

Il n’est pas ici question de porter de jugement sur ce mode d’existence. Tout le monde n’est pas fait pour la recherche d’un « autre part ». Il s’agit davantage de prendre conscience qu’il n’y a pas qu’une forme de réalité, mais que notre conscience – au moyen de méthodes développées depuis la nuit des temps – a la capacité de se déplacer d’une dimension à une autre. On nous demandera: pourquoi vouloir échapper à ce monde? Il ne s’agit pas de s’échapper, mais d’explorer ce que notre esprit éveillé ne peut comprendre. Une fois la réalité de ce monde transcendée, il apparaît évident que ce que l’on considère comme la réalité est une illusion. Voici ce que dit Karlfried Graf Dürckheim, un éminent psychothérapeute allemand et pratiquant du Kyudo, au sujet de la réalité:

« Si […] on nous demande de quel droit nous parlons ici d’une réalité qui transcende le monde et qui nous touche, nous ne pouvons que répondre: Quelle expérience plus réelle, l’homme peut-il faire que celle qui le délivre d’un seul coup de la peur de la mort, du désespoir devant l’absurde et de la tristesse dans la solitude et lui permet ainsi de vivre, au sein de la misère du monde, le bonheur d’une dimension supra-terrestre? »
Karlfried Graf Dürckheim « L'Expérience de la Transcendance » 1994, Albin Michel
Nous prenons à notre naissance une forme humaine afin de vivre tout une série d’expériences susceptibles de nous faire prendre conscience de l’Illusion. De l’illusion selon laquelle nous ne sommes qu’exclusivement séparés de la totalité du monde des formes, ou ce que l’on pourrait appeler Dieu ou le monde des non-formes qui se trouve au-delà du monde des formes.

Le voyage de l’Éveil nous fait prendre conscience du fait que la réalité dans laquelle nous avons grandi, la réalité telle qu’elle nous a été inculquée par nos parents, n’est que relativement réelle. Nous prenons alors conscience, qu’il y a bien plus qu’une réalité. Non seulement au niveau inter-culturel, mais aussi au niveau des différents plans de la conscience. La raison pour laquelle ces autres dimensions ne nous sont accessibles qu’en de fugaces occasions nous est brillamment exposée par Aldous Huxley. « Afin de rendre possible la survie biologique, il faut que l’Esprit soit creusé d’une tuyauterie passant par la valve de réduction constituée par le cerveau et le système nerveux. Ce qui sort à l’autre extrémité, c’est un égouttement parcimonieux de ce genre de conscience qui nous aidera à rester vivants à la surface de cette planète… »

Illustration de Gary Grimshaw extraite du journal activiste américain WIN de février 1971.





LE


MYSTÈRE




Au niveau ésotérique le plus élevé de chaque religion spirituelle, il y a une qualité commune: le numineux. Il s’agit du sentiment profond de présence absolue, divine, d’un Ailleurs qui a trait principalement sur le plan de l’esprit et qui dépasse l’entendement. Carl G. Jung décrit cette qualité très justement. « La Réalité qui se manifeste et s’éprouve comme qualité du Numineux est le fondement même de toutes les religions. […] Cette réalité commune à toutes les religions ne serait-elle pas justement le véritable noyau de toutes les représentations religieuses? » Toutes formes de divinités, quelles soient multiples comme chez les hindouistes ou uniques comme chez les chrétiens, sont les expressions des voies que l’humanité a développé au cours de son évolution pour parvenir à une parfaite compréhension de l’Univers. Ces représentations symboliques sont pour l’homme non-régénéré les miettes de pain par lesquelles il a l’opportunité de ne pas se perdre dans les méandres de sa propre jungle intérieure et du monde extérieur. Elles ne permettent pas une union avec notre Être profond et originel, mais nous apportent des clés pour la réalisation de cette union.

Ainsi, Bouddha n’est pas à envisager comme un personnage historique. C’est avant tout le nom donné à un état de conscience extrêmement profond qui s’est manifesté à plusieurs reprises au cours de l’histoire, chez des individus aujourd’hui vénérés. Dissimulés derrière l’Histoire et les représentations anthropomorphes, les plus éclairés des temps anciens ont ainsi offert au profane une image de la perfection, un modèle pour les millénaires à venir. Il en va de même pour Jésus le Christ, Krishna et probablement tout autant pour Mahomet. Ces images finies, humanisées, caractérisées sont une nécessité absolue pour la transmission au plus grand nombre du message dont elles sont les ambassadrices. Mais tout comme le langage verbal est extrêmement limité dans sa capacité à exprimer les expériences profondes dont nous sommes parfois sujets, ces figures autoritaires ne permettent aucunement une parfaite compréhension de ce à quoi l’homme peut aspirer. Elles sont bien souvent très mal comprises, déformées voire exagérées au fil des générations. Chaque mouvement religieux, par le biais d’un messie ou d’un grand saint fondateur, transmet ainsi autant de valeurs, de jugements moraux que de voies vers la régénération totale de l’homme. Ces mystères sont gardés sous les sept sceaux du silence par les mystiques de toutes les écoles religieuses.

« Buddhist Ideals » est une étude rare en religions comparées éditée en 1912.



Chaque religion est construite sur le mystère. Ces mystères n’ont toujours été accessibles qu’aux initiés, aux mystiques. Ce sont les détenteurs, par une dévotion inébranlable, des connaissances par lesquelles il est possible d’atteindre une absolue complétude de soi. La littérature mystique est aujourd’hui riche de mystères décryptés. C’est un véritable don que les auteurs tels que Walter Evans-Wentz, Aurobindo Ghose ou encore Alan Watts offrent à l’humanité. C’est également une plaie car un mystère dévoilé, des réponses concrètes aux grandes questions ne sont pas satisfaisantes pour l’homme non-régénéré. En effet, sitôt le mystère exposé, il n’y a plus personne pour le prendre au sérieux. Comment des assertions excessivement simples pourraient être suffisantes pour répondre au sens de la vie, à nos origines ou à la question de la vie après la mort?

Il m’est apparu cette révélation fort simple lors de réflexions sous influence psychotrope: Derrière le symbolisme et toute la complexité des enseignements mystiques se cachent presque toujours des concepts excessivement simples. C’est parce que ces vérités nues sont aussi simples qu’il est nécessaire de les rendre mystérieuses aux yeux du profane. Quel impact et quelle longévité aurait un enseignement enfantin qui ne requiert aucune réflexion? Les réponses aux questions les plus existentielles sont d’une simplicité outrageuse.

Comment des assertions excessivement simples pourraient être suffisantes pour répondre au sens de la vie, à nos origines ou à la question de la vie après la mort?





ENTER


THE VOID




« Trente rayons convergent au moyeu mais c’est le vide médian qui fait marcher le char.
On façonne l’argile pour en faire des vases mais c’est du vide interne que dépend leur usage.
Une maison est percée de portes et de fenêtres c’est encore le vide qui permet son habitat. »

- Lao-tseu, Tao Tö-King

Depuis que l’homme est capable d’observer la matière à l’échelle atomique, nous avons la certitude d’être essentiellement formés de vide. Si l’on enlevait le vide contenu dans les atomes du corps humain et qu’on laissait uniquement les électrons et autres particules subatomiques, l’humanité pourrait être contenue dans un carré de sucre. Ce qu’il faut retenir de cette leçon, c’est l’importance du vide. Il ne s’agit pas d’un vide effrayant dans lequel plus rien n’existe. C’est de lui que toutes choses prennent leur forme. Le vide est ce qui uni tout. L’essence de notre existence, l’énergie pure et intangible qui nous habite est vide. Cette énergie ne possède aucune volonté propre. Elle est mue par le flux perpétuel du Tout. Elle fait partie du Tout. Elle est le Tout. Lao-tseu l’appelle Tao, les chrétiens l’appellent Dieu, les bouddhistes encore l’appellent Vacuité. Lorsque le bodhisattva s’est libéré des chaînes terrestres et atteint l’Éveil, il réalise alors qu’il n’est pas un corps séparé du reste. Le voile tombe et l’illusion de la réalité s’effondre totalement. Tout n’est qu’énergie, Tout est Un. C’est à cet instant que se produit ce que les hindouistes appellent l’abandon du corps. Nous appelons ça la dissolution du moi. C’est la perte totale d’identité subjective, une séparation entre l’esprit et ce qui nous défini dans le monde physique. Toutes les barrières qui séparaient alors tous les corps et toute matière tombent. Il n’y a plus de personnalité, plus d’individualité. C’est un voyage cosmique au-delà de l’entendement. La mort de l’ego est la clé de la compréhension de cette profonde réalité. Tout est complète synergie et chaos à la fois. Ce que nous appelons notre âme s’affranchi enfin des limites de la conscience et offre au voyageur un aperçu de ce qui lui était caché jusqu’ici. La parfaite unité de tout ce qui vit, de tout ce qui est visible et invisible, du tangible et de l’intangible, de l’intelligible et de l’absurde.

La Libération totale est l’absence d’activité mentale conceptuelle dans le système nerveux. La réalisation du vide absolu, le non-devenu, le non-né, le non-créé, l’informe, l’illumination parfaite de bouddha. Cet antique concept de vide total et d’unité parfaite de Tout, rejoint le point de vue du physicien théoricien George Gamow. Si on retournait dans le temps, on arriverait inévitablement au « Big Squeeze » des galaxies, des atomes et de toute matière. Aristote avait nommé la substance fondamentale résultante « Ylem ». À ce point de l’évolution du cycle actuel, selon Gamow, il n’existait que le non-devenu, le non-né. Et ce serait ainsi que tout se terminera: l’unité silencieuse de l’informe. Les bouddhistes tibétains suggèrent que l’intellect complètement épuré peut expérimenter cette unité totale. Chez les aborigènes d’Australie, on parle du Temps du Rêve. Cette période est considérée comme précédent directement à la création de la Terre et de ce qui y vit. Une époque abstraite où tout était spirituel et immatériel. La matière même était encore inexistante. Selon les croyances aborigènes, le Temps du Rêve peut être atteint. Ainsi, comme chez de nombreuses religions, des méthodes ont été développées en vue d’atteindre des niveaux de conscience supérieurs, et toucher aux fondements mêmes de la Création.

« C’est par une sévère auto-discipline et une action humblement et inlassablement répétée que l’homme devient peu à peu perméable à l’Essence vivante de toutes choses dans les profondeurs inconscientes de son soi individuel et se prépare à la « Grande Union ». »
Karlfried Graf Dürckheim « L’Expérience de la Transcendance » 1994, Albin Michel
L’Éveil, l’Illumination, le Samadhi, le Royaume des Cieux, quelque soit le terme qu’on donne à l’élévation de la conscience vers l’union parfaite du Tout, n’est accessible qu’à celui qui consacre son existence à sa rencontre.

Double-page extraite du « Whole Earth Catalog » de 1974, proposant un éventail d'informations sur le Bouddhisme et les principaux centres bouddhistes aux États-Unis.





L'ULTIME


FRONTIÈRE




D’aucun aujourd’hui est excessivement effrayé par l’instant du trépas. Il s’agit pourtant là d’un phénomène naturel et parfaitement inévitable, au même titre que la naissance, la jeunesse, l’âge adulte et la vieillesse. Depuis plusieurs millénaires, l’homme occidental a donc cherché des méthodes afin de prolonger son existence biologique, voire atteindre l’immortalité. C’est ici une vaine quête. Tandis que le scientifique cherche à faire survivre le corps physique par les moyens limités de la science, le bodhisattva s’en détache dans le but de sublimer sa substance et se libérer du cycle perpétuel des incarnations. L’hindouisme nous apprend en effet que l’âme est, et ne peut cesser d’être. Bien qu’elle puisse changer les formes à travers lesquelles elle apparaît. Cette opposition d’être et de non-être, cet équilibre de l’être et du devenir qui est la conception mentale de l’existence, prend fin quand on réalise que l’âme est le moi unique impérissable par quoi fut «étendu» tout cet univers. Voici un extrait de la Bhagavad-Gîtâ, l’un des textes-clé de l’hindouisme:

« L’âme incarnée rejette les vieux corps et en revêt de nouveaux, comme un homme échange un vêtement usé contre un neuf.
Les armes ne la peuvent pourfendre, ni le feu la consumer, ni les eaux la pénétrer, ni le vent la dessécher.
On ne saurait la pourfendre, on ne saurait la brûler, on ne saurait la mouiller ni la dessécher. Stable éternellement, immobile, pénétrant tout, elle est pour toujours et à jamais.
Elle est non-manifestée, elle est impensable, elle est immuable; ainsi est-elle décrite; donc, la connaissant telle, tu ne devrais point t’affliger [de la souffrance, des joies et de la mort]. »

« La Bhagavad-Gîtâ » 1947, Éditions Albin Michel
Le grand sage indien Sri Aurobindo, dans son étude profonde, nous enseigne que « la sujétion constante à la naissance et à la mort est une circonstance inévitable de la manifestation de soi de l’âme. Sa naissance est une apparition hors d’un état où elle est, non pas non-existante, mais non-manifestée à nos sens mortels; sa mort est un retour à ce monde ou à cette condition de non-manifestation, d’où elle émergera de nouveau dans la manifestation physique. L’agitation du mental physique et des sens au sujet de la mort et de l’horreur de la mort – au lit ou sur le champ de bataille – est la plus ignorante des criailleries nerveuses. »



Les enseignements du bouddhisme au sujet de la mort, particulièrement manifeste dans sa pratique tibétaine, rejoignent de manière quasi identique celle de l’hindouisme. Ici également, l’âme ou la substance ontologique est inaltérable et immortelle. Elle est non-manifestée et insaisissable. C’est à travers le Bardo Thödol (ou Livre des Morts Tibétain) – l’un des textes les plus importants du bouddhisme Mahayana – que nous apprenons avec une extraordinaire précision ce qui se produit au moment de la mort. D’aucun pourrait croire que cette science fut acquise par des hommes revenus du seuil même de la mort, mais la théorie que propose le Dr. Evans-Wentz (auteur de la première traduction occidentale du Bardo Thödol en 1954) semble plus probable. Selon lui elle fut dictée par de grands maîtres, agonisants attentifs, qui eurent la force d’enseigner à mesure, à leurs disciples, le processus de leur propre fin. Cependant le mystère demeure. En effet, le Livre des Morts va plus loin. Après s’être adressé au mourant, le maître chargé de le réciter dirige l’esprit du mort à travers l’état dit intermédiaire – le Bardo – entre la mort et la renaissance.

Il a été décidé ici de ne présenter que ces deux systèmes de pensée – par affinité personnelle et par volonté de présenter les exemples les plus flagrants – mais il est évident que les sciences eschatologiques reposant sur l’idée que tout être vivant est doué d’une âme immortelle ne manquent pas à travers le globe. Il apparaît que nous sommes, par essence, immortels. Il nous est cependant impossible de réaliser notre immortalité si nous ne parvenons pas à l’Éveil dans le courant de notre vie terrestre. C’est à cette fin, principalement, que la suite de cet essai propose un yoga (discipline) extrêmement ancien, disparu au court des millénaires puis ravivé depuis la seconde moitié du XXè siècle: l’expérience psychédélique.

Ô fils noble, le temps est venu pour toi de chercher le Sentier. Ton souffle va cesser. Ton Guru t'a placé face à face avec la Claire Lumière. Et maintenant tu vas la connaître dans sa Réalité, dans l'état du Bardo où toutes choses sont comme le ciel vide et sans nuage, et où l'intelligence nue et sans tache est comme une vacuité transparente sans circonférence ni centre. À ce moment, connais-toi toi-même et demeure dans cet état.

– Bardo Thödol





LES


ENTHÉO­GÈNES




Probablement découverts par accident il y a plusieurs millions d’années, les enthéogènes font depuis toujours partie des cultures de tous les continents. Ce sont des substances psychotropes induisant des états modifiés de la conscience. Ces produits actifs sont présents dans un grand nombre de plantes et de champignons. Ils sont utilisés lors de pratiques religieuses, spirituelles ou chamaniques. Détournées de leur usage traditionnel et spirituel, ces substances qui ont subi en plus de 50 ans une consommation irresponsable et récréative sont désormais illégales dans pratiquement tous les pays du globe. Les enthéogènes sont représentés en 5 groupes:

1. Les dérivés de l’acide lysergique – présent dans l’ergot du seigle – dont le LSD est le plus connu
2. Les dérivés des phényléthylamines, dont la mescaline, issue notamment du peyotl, est un exemple
3. Les dérivés des tryptamines tels que la psilocybine présente dans les champignons du genre Psilocybe
4. Les dérivés du piperidyl benzilate dont le JB 329, ou Ditran, est un exemple
5. La phéncyclidine ou PCP.

Dans sa thèse révolutionnaire Food of the Gods, le philosophe Terence McKenna propose une théorie audacieuse sur le développement de la conscience chez les premiers hommes il y a plusieurs millions d’années. Selon lui, lorsque les forêts africaines auraient grandement reculé pour faire place aux prairies, les grands singes auraient commencé à migrer vers ces dernières, découvrant alors un nouveau mode de vie. Se nourrissant auparavant principalement de fruits et de petits animaux, les premiers hommes ont appris à chasser jusqu’à rencontrer les paisibles ongulés dont notamment les bovins. Vivant à proximité de ces animaux, ils ont découvert un aliment savoureux qui pousse dans leur fumier et les terres fertilisées par leur passage, les champignons de type psilocybe. Selon la théorie de McKenna, la consommation de ces champignons aurait déclenché une nouvelle phase dans l’évolution de l’humanité, par le développement de la conscience de soi. Que l’on prenne ce rapprochement au sérieux ou non, il y a un curieux rapport entre cette thèse et un célèbre passage de la Genèse. Ce qu’il cherche à démontrer avant tout, c’est le rapport symbiotique qui existe entre l’homme et les plantes psychotropes. Nous sommes naturellement disposés à consommer ces substances et recevoir leurs enseignements. Afin d’approfondir cette affirmation, nous disposons aujourd’hui de nombreuses données scientifiques.

« Hallucinogens and Shamanism » (1973) est un passionnant recueil d'articles rédigés par de consciencieux anthropologues et ethnobotanistes au sujet des pratiques chamaniques en Amérique du Sud.



Prenons le cas du cannabis. Les parties de cette plante consommées depuis toujours contiennent une résine composée de substances actives telles que le THC (Thetrahydrocannabinol) et le CBD (Cannabidiol). Ce sont des substances qui appartiennent au groupe des cannabinoïdes. Or, il se trouve que le système nerveux central de l’homme est équipé de récepteurs que l’on appelle endocannabinoïdes (CB1). Ces derniers réagissant au cannabis par les effets euphorisants et calmants que l’on connaît. Notre système immunitaire est également équipé de récepteurs (CB2) responsables des effets anti-inflammatoires et d’autres effets thérapeutiques possibles du cannabis. Prenons maintenant le cas de la DMT (N,N-diméthyltryptamine). Il s’agit du psychédélique le plus puissant connu à ce jour, et fait partie des substances les plus anciennement consommées. C’est dans les tribus d’Amérique du Sud que l’on trouve aujourd’hui encore des pratiques chamaniques vivantes. Le chaman est celui qui guéri par la magie. Une magie issue des plantes et de l’inspiration qu’elles lui confèrent. La désormais célèbre préparation Ayahuasca en est la grande ambassadrice. Elle se compose de deux plantes, l’écorce de Banisteriopsis et son activateur Psychotria Viridis. La rencontre de ces deux plantes produit dans le breuvage une certaine quantité de DMT. Il est impossible de déterminer depuis quand cette infusion est consommée, à cause des destructions sauvages des conquistadors, mais des traces de son utilisation ont été retrouvées chez les Aztecs. Encore une fois, il semble que nous soyons naturellement équipés pour recevoir cette substance. En effet, sa structure chimique est proche de la sérotonine, sécrétée par notre système nerveux. Certains scientifiques proposent une théorie selon laquelle les expériences de mort imminente seraient provoquées par la production de DMT par la glande pinéale.

Il est important de comprendre que ces substances ne produisent pas d’expérience transcendantale. Elles agissent comme une clé ouvrant les portes de la perception. Elles ouvrent l’esprit et libèrent le système nerveux de son fonctionnement normal et de sa structure. Tout ce qui est perçu lors d’une expérience psychédélique est produit par l’esprit, libéré de ses chaînes biologiques. La valve de réduction qu’est le cerveau s’ouvre totalement, déversant un torrent de perceptions et de conceptions inouïes. Le voyageur est alors plongé dans une nouvelle réalité non filtrée. Il a été récemment démontré au moyen de l’imagerie par résonance magnétique, que sous l’influence du LSD, des régions du cerveau qui ne communiquent jamais entre elles créent de nouveaux réseaux et entraînent une communication presque totale entre quasiment toutes les zones du cerveau. Les images perçues par le voyageur sous LSD ne sont donc pas exclusivement produites par le cortex visuel, mais également par des zones dédiées à d’autres tâches.

« Psychedelic Drugs » (1974) est une étude conventionnelle des problèmes, intérêts et autres conséquences sociales liés aux psychédéliques connus à ce jour. L'avant-propos a été rédigé par le Dr. Humphry Osmond.



Dans le récit de sa rencontre avec les indiens Mixtèques en 1955, Robert Gordon Wasson, raconte ses impressions lors de sa première expérience sous l’influence de champignons hallucinogènes.

« Les visions que nous avons eues devaient évidemment venir de nous-mêmes. Mais elles ne nous rappelaient rien que nous ayons jamais vu de nos propres yeux. Quelque part au fond de nous, doit dormir une mémoire qui ne se manifeste que lorsqu’on y fait appel. Ses visions sont-elles une transmutation subconsciente de choses que nous avions lues, vues et imaginées, tellement transformées que lorsqu’elles refont surface nous ne pouvons les reconnaître? Ou les champignons nous plongent-ils dans les profondeurs de l’Inconnu? »
Robert Gordon Wasson « Seeking the Magic Mushroom » in Life Magazine June 10, 1957
Alors mycologue amateur, Wasson toucha sans le savoir à ce qui fera quelques années plus tard les choux gras de chercheurs tels que Timothy Leary, Ralph Metzner ou le jeune Walter Pahnke: explorer les abysses insondables de l’esprit. Jusqu’ici méconnus ou simplement ignorés, les enthéogènes connurent alors un formidable intérêt scientifique au cours des années 1960-1970. De grandes avancées dans les domaines de la médecine et de la psychiatrie ont été faites durant cette période. Dans le même temps, le mouvement contre-culturel que l’on connaît fit un usage déraisonné de ces substances. Les gouvernements ont eu peur que la population « ouvre les yeux » et se rebelle davantage contre l’establishment. Ainsi, encouragée par ces derniers la presse rendit aux psychédéliques une aura de dépravation et de débauche telle qu'ils purent rendre illégales la plupart de ces drogues sans argument scientifique valide. La recherche scientifique dans le champs psychédélique a du cesser, et l’exploration – au moyen de drogues – spirituelle individuelle et non contrôlée est désormais prohibée.

Les psychonautes sont désormais contraints d’agir dans l’ombre, honorant ce sacrement millénaire dans le plus grand secret à la manière des premiers chrétiens.





LA VOIE


DE L'ACIDE




Avant d’entamer ce sujet, il me semble utile d’observer un problème majeur quant aux enthéogènes. Il apparaît véritablement insensé et incohérent de consommer des substances psychoactives sans autre but que la défonce. Faisant écho à la précédente remarque sur les distractions, l’utilisation irresponsable des enthéogènes aux seules fins récréatives est parfaitement inutile. Dans le meilleur des cas, la personne ressortira inchangée de son trip. Dans le pire scénario, un environnement non-propice ou une personnalité instable peuvent avoir des conséquences graves comme le développement d’une schizophrénie latente ou une psychose. C’est en partie à cause de ce type de comportement excessif que toute consommation de substance psychédélique est désormais prohibée. L’une des vocations de cet essai est d’apporter une clé vers une véritable éducation de ces puissantes drogues.

Timothy Leary, célèbre pour ses travaux sur les enthéogènes, nous livre en 1964 dans l’un des ouvrages les plus précieux de l’ère psychédélique, The Psychedelic Experience, une interprétation révolutionnaire du Livre des Morts Tibétain. Ce livre, dont nous avons brièvement fait l’exposé plus tôt, est l’ouvrage le plus connu du bouddhisme tibétain. Le texte décrit les différents états du Bardo, niveaux intermédiaires succédant à l’instant du trépas. L’étude et la récitation de ce texte sacré permet aux initiés de se préparer à la mort, échapper au cycle perpétuel des réincarnations et s’éteindre dans le Nirvana (dans le meilleur des cas). Suivant le modèle du Livre des Morts, Leary, alors accompagné de ses acolytes Ralph Metzner et Richard Alpert, défini trois états dans une expérience psychédélique.

« La première période (Chikhai Bardo) est celle de la transcendance totale – au-delà des mots, au-delà de l’espace-temps, au-delà de soi. […] La seconde période (Chonyid Bardo), la plus longue, est celle des apparitions karmiques ou hallucinations. La dernière période (Sidpa Bardo) implique le retour à la réalité du monde physique et du moi. »
Timothy Leary, Ralph Metzner, Richard Alpert « The Psychedelic Experience » 1964, University Books
Deux choses sont intéressantes à analyser dans cette œuvre d’anthologie. En premier lieu, ce manuel – tel que Leary aime à le désigner – propose à l’occidental moyen une démarche par laquelle il peut vivre une expérience véritablement mystique par l’ingestion d’enthéogènes dans un cadre, sinon religieux, très spirituel. Le deuxième point qui attire l’attention est le rapport qui est établi entre une expérience psychédélique et l’expérience ultime de la mort. Le voyage enthéogénique serait-il un prélude au dernier voyage?

Dr. Timothy Leary (1920–1996) pionnier de la recherche psychédélique, il fut l'un des principaux leaders de la contre-culture des années 1960. Ce fut un auteur de génie et un grand orateur.

« Whenever in doubt, turn off your mind. Relax. Float downstream. »

– Timothy Leary



La nature hallucinogène des substances psychédéliques est leur aspect le plus connu. C’est sans doute la principale raison de leur utilisation abusive et irresponsable chez de nombreuses personnes. Pourtant, comme le démontre Leary, une expérience enthéogénique implique bien plus que des apparitions symboliques et des motifs colorés. Il s’agit véritablement d’un sacrement, une cérémonie où la transe porte le « voyageur » vers de nouveaux royaumes de la conscience. Il est possible, avec la préparation adéquate, de vivre une expérience profondément transcendantale. Pour cela, plusieurs conditions devraient être réunies. Une session doit être préparée d’avance avec soin. Ce qui est primordial est l’attention accordée à ce qu’il appelle le « set and setting ». Le set est la préparation personnelle du « voyageur » en vue de l’expérience, son état d’esprit, ses attentes, son humeur. Le setting, c’est l’environnement dans lequel l’expérience se déroulera, l’ambiance, le mobilier, les personnes présentes et la cohésion entre tous les participants. Il est recommandable que les participants partagent des opinions communes afin de créer un climat de confiance. Une personne sobre devrait être présente durant tout le « voyage ». Il s’agit du guide. Son rôle est de s’assurer de la sécurité des « voyageurs », de rassurer ceux qui seraient en proie à des pensées ou des visions effrayantes, de guider chacun d’un état de conscience à un autre. Le guide le plus célèbre est le Dr. Richard Alpert qui a conduit durant les années 1960 à 1970 des centaines de sessions.

« […] après de nombreuses sessions, je me suis senti capable d’ « éteindre » mon rôle social et mon identité pour simplement être. Cela me permettait de vivre des expériences empathiques et unitives avec les novices, ce qui semblait leur apporter un grand soutien. […] Au milieu d’une session avec un professeur d’université en sciences politiques, j’ai eu la sensation d’être dans sa tête. C’était comme une cathédrale gothique – froide, majestueuse, précise, avec l’écho de bruits de pas. Au bout d’un moment il me dit, « J’ai l’étrange sensation que vous êtes dans ma tête ». »
Richard Alpert, Sidney Cohen, Lawrence Schiller « LSD » 1967, New American Library
Le rôle du guide est semblable à l’enseignant tibétain murmurant à l’oreille du mourant les strophes du Bardo Thödol. Sans son aide, il est très difficile pour le débutant de reconnaître la Claire Lumière et d’échapper au jeu des hallucinations.

« LSD » 1967, est un livre opposant les points de vue de Richard Alpert qui était pour un accès libre aux psychédéliques et du Dr. Sidney Cohen qui était pour un contrôle total de ces substances.



L’expérience psychédélique n’est pas une fin en soi. Les révélations auxquelles le « voyageur » est sujet peuvent bien sûr le transformer fondamentalement et ébranler ses convictions. Mais si l’on ne prend pas soin à explorer dans un état de conscience normal ce qui a été révélé sous l’influence des enthéogènes, toute expérience mystique ou religieuse vécue durant ces instants de grâce ne portera aucun fruit.

« Lorsqu’il [l’homme] a atteint la Grande Transparence, quand il a su abandonner son moi, il n’agit plus que comme une expression du « Fond » supra-terrestre. Cette plénitude que le pratiquant acquiert – par degrés ou de façon foudroyante [comme au court une expérience psychédélique] – ne lui est en aucune façon assurée durablement. »
Karlfried Graf Dürckheim « L'Expérience de la Transcendance » 1994, Éditions Albin Michel
Ainsi, comme pour toute pratique spirituelle, celui qui désire atteindre un niveau de conscience élevé et s’unir avec l’Essence de toutes choses durablement, devra s’appliquer à cultiver les profondes révélations qui lui ont été gratifiées lors de ses expériences enthéogéniques. Il est important de reconnaître la nature extraordinaire des états altérés de conscience atteints par l’ingestion de telles drogues. Ces grâces ne sont en principe offertes qu’au bout de nombreuses années d’une pratique inlassablement répétée. L’occidental moyen, l’homme non-régénéré, n’est pas préparé à vivre l’expérience de l’Éveil. Même sa présence dominicale à l’église ne saurait le préparer à un tel bouleversement. C’est la structure même de son existence qui est remise en question. Ce n’est donc pas par fantaisie New Age que les enseignements de l’Orient sont ici associés à la consommation de psychotropes, mais bien parce que l’homme oriental, qu’il soit bouddhiste, hindouiste ou taoïste, évolue dès sa plus tendre enfance avec des concepts métaphysiques que nous autres occidentaux avons relégués au rang de spéculations folkloriques. L’Occident, au court de son évolution, a tourné son attention vers la raison et la technique. Partant, les sciences objectives lui ont alors permis une domination sur la nature et un contrôle total de l’environnement dans lequel nous vivons. L’Orient quant à lui, s’est tourné vers l’esprit. Au court de milliers d’années, de nombreuses écoles spirituelles ont vu le jour, disposant de méthodes propres partageant toutes un même dessein fondamental: la transcendance du monde.

Dr. Richard Alpert (1931) fut l'un des fidèles acolytes de Timothy Leary durant les années Harvard. En 1967, après avoir été viré du campus, il entreprit un voyage en Inde d'où il revint sous le nom de Ram Dass et fondit des centres de spiritualité aux États-Unis. Il demeure aujourd'hui sur l'île de Maui.





LES TROIS


BOUDDHAS




Arriva un temps où mon intérêt pour les drogues psychédéliques me fit conclure qu’il me serait impossible de poursuivre mes recherches sans vivre l’expérience par moi-même. Il se trouvait alors que je fus – et suis toujours – gratifié d’amis bienveillants et plus expérimentés que moi. Or, cette conclusion se profila alors que l’automne se couvrait petit à petit de son manteau de brouillard. Les champignons commençaient leur danse ancestrale dans les prairies millénaires; le temps de la moisson hallucinogène était à son zénith. Cette année, les récoltes furent abondantes et la grande cérémonie serait célébrée dans le plus grand secret.

Une nuit de novembre, nous nous réunîmes dans le salon de mes chers amis, alors orné de lumières, de couleurs et de musique sacrée; trois jeunes terrestres assis dans cette chaumière en pleine campagne, enthousiastes et anxieux devant le coffret plein de promesses. Chacun élut une vingtaine de champignons séchés. Le sacrement était prêt. Il était temps.

Tout ce que je savais de l’expérience m’était parvenu par mes lectures passionnées et des témoignages que j’avais écouté avec enthousiasme. Tandis que je n’avais jamais été propulsé dans l’univers par réaction chimique, les commentaires édifiants et parfois presque bibliques que j’avais étudié jusque là m’étaient proprement inaccessibles. Ne parlez pas de pureté. Ne dites rien au sujet du vide absolu. N’esquissez aucune description de Dieu. J’étais parfaitement incapable de véritablement saisir tout ce que ces concepts signifiaient. Non pas que je n’y comprenais rien, mais ma compréhension était alors imparfaite, voire totalement fausse. Lorsque je me saisis de cette petite poignée de champignons, ma vie était sur le point de changer pour toujours.



Au début, il ne se passa rien. Nous nous regardions, attendant le décollage. Il devait se passer au moins une demie-heure avant que les premières manifestations physiologiques ne se fassent sentir. L’un d’entre nous se versa un verre de breuvage et déclara alors qu’il n’avait jamais rien accompli d’aussi extraordinaire de toute sa vie.
Le
voyage
avait
commencé.
Les lumières furent baissées, l’espace fut rempli de jaune, de rose, de rouge et de vert. Le Om perpétuel définissait une séquence sur laquelle nos esprits se fixèrent. Le salon était transfiguré en un temple sacré dans lequel trois dieux compatissants riaient aux éclats devant l’absurdité de l’humanité. Je fermai les yeux et vit un spectacle auquel je ne m’attendais pas. La vision d’une cervelle lumineuse dans laquelle une lumière bleue au sein de laquelle un point rouge scintillait fit place très vite à celle d’un désert. Je marchais dans ce désert tandis que je décrivais ma vision à mes semblables. En ouvrant les yeux, je me saisi d’une bougie et en observai la flamme. Sans pouvoir expliquer cela de manière compréhensible, j’étais devenu moi-même cette flamme. C’est là ce qu’on appelle la dissolution de l’ego. Je n’étais plus moi, j’étais tout à la fois; je n’étais plus physiquement séparé du reste. Lorsque je grattais le dos d’un chaton qui passait à proximité, j’avais l’étrange sensation de gratter mon propre dos. Chaque objet me révélait des sens cachés que je n’aurais jamais soupçonné. Déclarant ceci à haute voix, on me tendit des objets insignifiants desquels je tirai sans peine des enseignements plus ou moins profonds. Je fermai encore les yeux. Powers of Ten. J’étais un organe, un vaisseau, une cellule, un chromosome, un atome.

Note rédigée sous l'influence des champignons psychotropes « J'ai l'impression que l'on n'est qu'une échelle parmi les milliards d'échelles ». C'était alors la première fois que mon écriture était fondamentalement altérée par une drogue.



L’éternité s’était manifestée d’elle-même. Et si l’éternité n’était pas simplement l’instant présent vécu avec intensité? C’est ce qui semblait nous être arrivé durant ces six heures de transe mystique. Parfois, ma vue me paraissait extraordinairement développée. Des lentilles de verre dans les yeux pour observer les détails dans toute leur magnificence. Les couleurs. Les couleurs étaient douées de vie. Elle semblaient respirer et émanaient une beauté ineffable. Toute personne illuminée par ces couleurs devenaient des Apollons, des Aphrodites. Et puis, comme un rythme infatigable, une révélation nous parvenait régulièrement. Tout est. Aldous Huxley nomme très justement cet état « ainsité ». Les choses sont. Plus rien n’avait de qualificatif, tout était simplement égal. Nous étions trois Bouddhas rayonnants tourbillonnant dans un rire cosmique à l’idée de la grise humanité. Comme pour mettre un terme de manière spectaculaire à cette expérience, nous avons chacun inhalé du protoxyde d’azote. Je fermai les yeux, mon audition se tordit en une sensation métallique. Mes paupières closes me renvoyaient l’image d’une formidable propulsion interstellaire à travers l’espace-temps à une vitesse qui dépasse l’entendement. J’entrais littéralement dans une dimension inconnue quelque part dans une région inexplorée de l’univers.

Observé d’un regard extérieur, cette nuit n’était rien de plus qu’une défonce entre amis dans un salon. Vécu de l’intérieur, il s’est agit du voyage intergalactique le plus épique qui se puisse imaginer. Durant les jours et les semaines qui suivirent, je déclarai à qui voulait bien l’entendre que c’était là la meilleure expérience que j’aie jamais vécu, surpassant absolument tout. J’étais transformé de l’intérieur, serein, confiant, et définitivement convaincu que l’expérience psychédélique est un droit fondamental de l’humanité.

Psilocybe Semilanceata préservé de ladite récolte.

TURN ON




TUNE IN




DROP OUT